18.
Gregory me devançait dans le couloir, d’un pas hardi qui retentissait sur le marbre. Je le suivais, ébloui par les tentures de soie couleur pêche qui tapissaient les murs. Le sol était de cette même couleur exquise et nourrissante.
Nous passâmes devant de nombreuses portes. L’une d’elles était ouverte, sur la droite. Sa chambre. Elle s’y tenait.
Je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil indiscret, mais ce que je vis me stupéfia.
C’était une fastueuse chambre à coucher, spectaculairement tendue d’écarlate, avec des festons de soie rouge qui pendaient au plafond pour draper les colonnes du lit. Le sol était également de marbre, d’une blancheur de neige. Le plus saisissant était la femme qui pleurait, assise sur un divan bas. Vêtue d’une robe vaporeuse, rouge et scintillante comme le décor de la chambre, elle avait des cheveux noir de jais comme ceux d’Esther et les miens, les mêmes yeux immenses au blanc étincelant. Sa chevelure striée d’argent se répandait sur son dos. Des infirmières l’entouraient. L’une d’elles se hâta de fermer la porte.
Mais elle leva les yeux et me vit. Elle avait les traits tirés, brouillés, mouillés de larmes. Cependant, elle n’était pas vieille. Elle avait eu Esther très jeune. Elle se redressa. Je l’entendis appeler : « Gregory ! »
Il se remit en marche et tendit sa main douce et tiède en arrière pour prendre la mienne et m’entraîner.
Nous entrâmes dans la salle principale, un vaste demi-cercle superbement décoré sous une haute coupole. Du côté de la rue, le mur était percé d’une rangée de portes-fenêtres, chacune composée de douze panneaux vitrés et, derrière nous, la cloison arrondie était ponctuée de portes semblables, à intervalles réguliers.
C’était somptueux.
Au centre du demi-cercle se trouvait une cheminée de marbre blanc, grande et glaciale comme un autel. Des lions y étaient sculptés. Au-dessus du linteau était accroché un énorme miroir, où se reflétaient les fenêtres. Tout autour de moi se réverbéraient des reflets. Sur les portes à douze panneaux du mur du fond, les vitres étaient remplacées par des miroirs. Quelle illusion cela créait !
Je me tournais et me retournais sans répit, absorbant tout, tirant de chaque élément des conclusions. J’étais surpris par chaque nouvel objet. Pourtant, je les connaissais tous : des statues de Chine, une urne grecque familière, d’admirables vases en verre…
La pièce était parsemée de sofas et de sièges en velours pêche et or, de tables à la surface brillante, de vases ornés de lys et de marguerites jaunes. Un immense tapis recouvrait le sol. Il représentait avec minutie l’arbre de vie.
Le monde changeait, devenait plus complexe, plus inventif, parfois plus laid, mais les formes de mon époque demeuraient inscrites dans les surfaces qui m’entouraient. Chaque objet, dans cette pièce, était lié d’une manière ou d’une autre aux plus anciens principes esthétiques de ma connaissance.
J’imaginai soudain que les tribus perdues d’Israël vivaient dans ce tapis, celles qui avaient été vendues lors de la victoire de Nabuchodonosor dans le royaume du Nord, avant la prise de Jérusalem. Des images de bataille, d’incendie.
Azriel, maîtrise-toi.
— Dis-moi, commençai-je, dissimulant mon ravissement, ma faiblesse, et ma soif de savoir. Qu’est-ce que ce Temple de l’Esprit, pour que son grand prêtre vive dans une telle splendeur ? Es-tu voleur et charlatan, comme l’a affirmé ton grand-père ?
Il ne répondit pas, mais il était ravi.
— Voici un journal, ouvert là où tu l’as laissé, repris-je. Et voici le visage d’Esther. Elle sourit pour les historiens. Pour le public. À côté du journal, qu’est-ce que cette cruche ? Du café amer. Le goût de ta bouche est resté sur la tasse. Je le sens. Nous sommes dans un endroit privé, où tu as des souvenirs. Esprit ou non, ton dieu est un dieu riche. Je pris le temps de sourire. Et toi, un prêtre riche.
— Je ne suis pas un prêtre, dit-il.
Deux hommes apparurent, jeunes et gauches, en chemise blanche empesée et pantalon noir. Ils entrèrent par l’une des portes du mur du fond, et Gregory leur fit aussitôt signe de s’en aller. Les portes couvertes de miroirs se refermèrent.
Nous étions seuls. Je sentais mon souffle et mes yeux remuer dans mon crâne ; j’éprouvais une telle envie de choses matérielles et sensorielles que j’en aurais pleuré – si j’avais été seul.
Je le considérai avec soupçon. Son excitation était palpable. Il pouvait à peine retenir sa langue. Il voulait m’inonder de questions, ingurgiter toutes les connaissances qu’il pourrait me soutirer. Je m’obstinais tel un humain à rester plongé dans mes pensées.
Finalement, il ne put tenir.
— Qui t’a appelé ? demanda-t-il. Il n’était pas antipathique. Il semblait se glisser dans une candeur d’enfant, mais avec une aisance trop naturelle. Qui t’a fait sortir des ossements ? Tu dois me le dire. Je suis le maître, désormais.
— Ne prends pas cette attitude idiote ! Je pourrais te tuer sans difficulté. Ce serait très simple.
Je ne ressentais aucun affaiblissement à lui résister. Si désormais mon maître était le monde ? Si chaque humain était mon maître ? Je vis soudain un embrasement qui n’était pas de ce monde mais des dieux.
Les ossements que je tenais toujours dans mes bras étaient lourds. Voulaient-ils que je les voie ? Je baissai les yeux sur le vieux coffret usagé qui avait sali mes vêtements. Peu m’importait.
— Puis-je poser les ossements ? demandai-je. Là, sur ta table, à côté de ton journal, de ton pot de café amer et du visage de ta fille morte ?
Il acquiesça, les lèvres entrouvertes, se forçant au silence, à la réflexion, mais trop exultant pour y parvenir.
En posant le coffret, je sentis une onde me parcourir, à cause de la proximité des ossements, à la pensée qu’ils m’appartenaient, que j’étais mort, que j’étais un esprit, et que je foulais à nouveau la terre.
Mon dieu, ne me laisse pas emporter avant que j’aie compris cela !
Il s’approcha mais, sans l’attendre, je soulevai le frêle couvercle, comme il l’avait fait dans la voiture ; puis je le posai sur la grande table, froissant un peu le journal. Et je contemplai les ossements.
Ils étaient aussi dorés et aussi brillants que le jour de ma mort. Mais quand était-ce ?
— Le jour où je suis mort ! murmurai-je. Vais-je tout découvrir maintenant ? Cela fait-il partie d’un plan ?
Je songeai de nouveau à la mère d’Esther, cette femme vêtue de soie rouge. Je sentais sa présence sous ce toit. Elle m’avait vu, sans aucun doute. J’essayai de m’imaginer comment elle m’avait perçu. J’aurais voulu qu’elle entre ici, ou trouver un moyen de la rejoindre.
— Que dis-tu ? me demanda-t-il ardemment. Le jour où tu es mort, quand était-ce ? Raconte-le-moi. Qui a fait de toi un fantôme ? De quel plan parles-tu ?
— Je ne connais pas les réponses. Je ne me donnerais pas la peine d’être ici avec toi, si je les connaissais. Le rebbe t’en a appris plus que je n’en savais, quand il t’a traduit ces inscriptions.
— Tu ne te donnerais pas la peine d’être avec moi ! dit-il. Ne vois-tu donc pas que s’il y a un plan, un plan encore plus vaste que celui que j’ai conçu, tu en fais partie ?
Je prenais plaisir à observer son excitation croissante. Elle était revigorante. Ses fins sourcils se haussèrent légèrement et je vis que le charme de ses yeux ne résidait pas seulement dans leur profondeur, mais aussi dans leur forme étirée.
— Quand es-tu arrivé ? Comment se fait-il qu’Esther ait pu te voir ?
— Si j’ai été envoyé pour la sauver, alors j’ai échoué. Mais pourquoi l’as-tu qualifiée d’agneau ? Quels sont les ennemis dont tu parles ?
— Tu l’apprendras bien assez tôt. Nous sommes tous environnés d’ennemis. Il suffit pour les réveiller de montrer un peu de puissance, de résister à leurs projets, des projets qui ne sont que la routine, le rituel, la tradition, la loi, le normal, le quotidien, le sain… Tu me comprends.
Je le comprenais.
— Eh bien, je les ai attaqués et ils m’attaqueraient volontiers, mais je suis trop puissant pour eux. J’ai des projets qui anéantissent leur malfaisance sordide.
— Oh, tu parles d’or, et tu promets beaucoup, en paroles. Pourquoi à moi ?
— À toi ? Parce que tu es un esprit, un dieu, un ange qui m’est envoyé. Tu as été le témoin de sa mort parce qu’elle était l’agneau. Tu comprends ? Tu es venu à sa mort, comme un dieu recevant un sacrifice !
— Sa mort m’a fait horreur. J’ai tué ses trois assassins.
Il parut effaré.
— Tu as fait ça ?
— Oui. Billy Joel, Hayden, et Doby Deval. Je les ai tués. Les journaux le savent. Les nouvelles parlent de son sang sur leurs armes et de leur sang désormais mêlé au sien. Je l’ai fait parce que je n’avais pas pu les empêcher d’accomplir leur projet. De quel sacrifice parles-tu ? Pourquoi l’appeler l’agneau ? Où était l’autel ? Si tu penses que je suis un dieu, tu es idiot ! Je déteste Dieu et tous les dieux. Je les hais.
Il était enchanté. Il s’approcha, recula, puis me tourna autour, trop excité pour rester immobile.
S’il était coupable du meurtre de sa fille, il n’en montrait rien.
Quelque chose me frappa soudain. La peau de son visage avait été déplacée ! Un chirurgien l’avait retendue par-dessus ses os. Cette ingéniosité me fit rire. Puis, avec une brusque terreur, je songeai : Et si j’ai été transporté dans cette époque pour une raison liée aux horreurs et aux merveilles qu’elle charrie ? Et si c’était là mon unique chance de rester entier et vivant ?
Je retins une grimace et, comme il recommençait à me questionner, je levai les mains pour le faire taire.
Je m’arrachai à mes pensées pour contempler les ossements étincelants. Je me penchai et posai mes doigts, mes doigts matériels, sur mes propres os.
Aussitôt, j’eus l’impression d’être touché. Je sentis quelqu’un toucher mes jambes. En touchant le crâne, je sentis mes propres mains sur mon visage. D’un geste de défi, j’enfonçai mes doigts dans les orbites vides, là où avaient été mes yeux… un bouillonnement, quelque chose d’atroce – j’émis un son étouffé qui me fit honte.
La pièce frémit, s’illumina, puis se contracta comme pour disparaître. Non, reste ici. Dans cette pièce. Avec lui ! Mais je me faisais des idées, comme disent les humains. Mon corps n’avait pas faibli. Je me tenais haut et droit.
J’ouvris lentement les yeux et les refermai, puis j’observai les ossements dorés. Le fer les enchaînait à l’étoffe pourrie, au bois ancien du coffret, mais il s’agissait bien du même coffret, imbibé des huiles qui devaient le faire durer jusqu’à la fin des temps, de même que les os. Une image de Zurvan me transperça, et, avec elle, un flot de paroles : aimer, apprendre, savoir, aimer…
Une fois de plus me revint l’image des immenses murailles de briques bleues vernissées, des lions dorés et des cris ; quelqu’un me montrait du doigt en hurlant en ancien hébreu – le prophète ; les litanies chantées s’élevaient, puis retombaient.
Il s’était passé quelque chose ! J’avais commis un acte inavouable, pour être ainsi transformé en fantôme voué à servir des maîtres à l’infini.
Mais si je m’attardais à cette pensée, je risquais de disparaître.
Je ne bougeais pas. Mes souvenirs s’étaient taris. J’ôtai mes mains. Je contemplai les ossements.
Gregory posa ses mains sur moi. Son pouls battait. C’était délicieusement érotique, ces mains charnues qui touchaient mes bras nouvellement formés. Peut-être continuais-je à gagner des forces, mais je ne le sentais plus.
Je sentais le monde. J’y étais en sécurité ; pour l’instant.
Ses doigts serraient les manches du manteau qu’il examinait – la précision, l’éclat des boutons, la finesse des points de couture. J’avais assemblé tout cela en hâte, comme un rien, à l’aide des anciens commandements qui me venaient aux lèvres. J’aurais pu me transformer en femme, pour l’effrayer. Mais je ne souhaitais rien de tel. J’étais trop heureux d’être Azriel, et Azriel avait bien trop peur.
Quelle était la limite de ce pouvoir sans maître ? Je conçus une plaisanterie, bien méchante. Souriant, je murmurai toutes les paroles que je connaissais, modulant les incantations les plus doucereuses, et je me transformai en Esther.
L’image d’Esther. Je sentis son corps menu, je regardai par ses grands yeux, je souris, je sentis l’étroitesse des vêtements qu’elle portait le dernier jour, j’aperçus en un éclair son manteau peint d’animaux.
— Ça suffit ! gronda-t-il.
Il tomba à la renverse, s’écarta de moi en rampant tant bien que mal, puis se cala en arrière sur ses coudes.
Je repris ma forme antérieure. J’avais accompli cet acte sans qu’il puisse le contrôler ! C’était moi qui avais le contrôle. Je me sentis aussitôt très fier et malveillant.
— Pourquoi l’as-tu appelée l’agneau ? Pourquoi le rebbe t’a-t-il accusé de l’avoir tuée ?
— Azriel. Écoute. Il se releva sans plus d’effort qu’un danseur, et s’approcha de moi. Quoi qu’il arrive, rappelle-toi ceci : le monde est à nous. Le monde, Azriel.
J’étais stupéfait.
— Le monde, Gregory ? J’essayais de paraître dur et averti. Comment cela, le monde ?
— Le monde entier. De même que le monde d’Alexandre le Grand signifiait le monde entier lorsqu’il s’est lancé à sa conquête. Il faisait appel à moi, patiemment. Que sais-tu, esprit ami ? Connais-tu les noms de Bonaparte, de Pierre le Grand, ou d’Alexandre ? Connais-tu le nom d’Akhenaton ? De Constantin ? Quels sont les noms que tu connais ?
— Tous ceux-là et bien d’autres, Gregory. C’étaient des empereurs, des conquérants. Ajoute-leur Tamerlan, Scanderbeg, et Hitler, qui a massacré notre peuple par millions.
— Notre peuple, releva-t-il avec un sourire. Oui, nous appartenons au même peuple, n’est-ce pas ? Je le savais.
— Comment cela, tu le savais ? C’est le rebbe qui te l’a dit. Il a lu le manuscrit. Que sont ces conquérants, pour toi ? Qui règne, dans ce paradis électrique appelé New York ? Tu es un homme d’Église, d’après le rebbe. Tu es un marchand. Tu possèdes des milliards dans le monde entier. Crois-tu que Scanderbeg, dans son château des Balkans, ait jamais possédé autant de richesses que toi ? Crois-tu que Pierre le Grand ait jamais rapporté en Russie les splendeurs que tu possèdes ? Ils n’avaient pas ta puissance ! Ils ne pouvaient pas. Leur univers n’était pas un réseau électrique de voix et de lumières.
Il eut un rire ravi, l’œil étincelant, magnifique.
— Aujourd’hui, dit-il, dans ce monde empli de merveilles, personne n’a la puissance d’Alexandre apportant la philosophie aux Grecs d’Asie, personne n’ose tuer comme tuait Pierre le Grand.
— Ton époque n’est pas la pire. Vous avez des chefs ; vous avez la parole ; les riches veulent le bien des pauvres ; dans le monde entier des hommes craignent le mal et désirent le bien.
— Nous avons la folie, rétorqua-t-il.
— Ton Église a-t-elle pour mission de contrôler le monde entier ? Est-ce ce qui te motive ? Tu veux le pouvoir de trancher la tête des hommes ? C’est cela que tu veux ?
— Je veux tout changer. Regarde les exploits des conquérants de l’ancien temps. Utilise ton cerveau de fantôme…
— Continue.
— Alexandre le Grand a osé anéantir les empires qui lui bloquaient la route. Il a osé marier de force l’Asiatique au Grec. Il a osé trancher le nœud gordien.
Je réfléchissais. Je voyais les cités grecques le long de la côte orientale, longtemps après la mort d’Alexandre à Babylone ; je voyais le monde divisé en zones d’ombre et de lumière, comme si je m’étais tenu en retrait.
— Alexandre a changé ton univers, dis-je. Alexandre est la pierre angulaire de la montée de l’Occident. Mais l’Occident n’est pas le monde, Gregory.
— Si ! Parce que l’Occident construit par Alexandre a transformé l’Asie. Aucune région du globe n’a échappé aux changements apportés par l’Occident d’Alexandre. Aucun cerveau aujourd’hui n’est prêt à changer le monde comme il le ferait, et… comme je le ferai.
Il se rapprocha puis, d’un geste brusque, me poussa des deux mains. Je ne bougeai pas. Il en fut ravi, et soudain calmé. Il recula d’un pas.
Je le poussai d’une main. Il chancela puis tomba, et se releva lentement, refusant d’être ébranlé.
Il ne se fâcha pas. Je l’avais fait reculer d’un pas, mais il planta solidement ses deux pieds, et attendit.
— Pourquoi m’éprouves-tu ? demanda-t-il. Je n’ai pas prétendu être un dieu ou un ange. Mais tu m’as été envoyé, ne le vois-tu pas ? Tu m’as été envoyé à la veille de la transformation du monde ! Comme l’a été le roi Cyrus, autrefois, afin que le peuple juif retourne à Jérusalem !
Cyrus le Perse ! Tout mon corps en souffrit, et mon esprit aussi. Je luttai pour rester calme.
— Ne parle pas de cela ! sifflai-je, fou de rage. Parle d’Alexandre si tu veux, mais pas de Cyrus. Tu ne connais rien de ce temps-là !
— Et toi ?
— Je veux savoir pourquoi je suis ici maintenant, poursuivis-je, me ressaisissant. Je n’accepte pas tes ferventes prophéties et proclamations. As-tu tué Esther ? As-tu envoyé ces hommes pour la tuer ?
Gregory parut déchiré. Il réfléchissait. Je ne pouvais rien lire en lui.
— Je ne voulais pas qu’elle meure, avoua-t-il finalement. Je l’aimais. Le bien supérieur exigeait sa mort.
C’était un mensonge technique, fragile.
— Que ferais-tu si je te disais : Oui, j’ai tué Esther ? Je l’ai tuée pour le nouveau monde. Il surgira des cendres de ce monde moribond qui se suicide avec des hommes petits, des rêves petits, et des empires petits.
— J’ai juré de venger sa mort, répondis-je. Maintenant, je sais que tu es coupable. Je te tuerai. Quand je le voudrai.
Il rit.
— Toi, me tuer ? Tu t’en crois capable ?
— Bien sûr. Rappelle-toi ce que t’a dit le rebbe. J’ai tué ceux qui m’ont appelé.
— Mais je ne t’ai pas appelé, comprends donc, c’était le monde ! Le dessein ! Tu m’as été envoyé parce que j’ai besoin de toi. Et tu m’obéiras.
C’était le monde. C’étaient les paroles pleines d’espoir désillusionné que j’avais prononcées. Mais était-ce le monde de Gregory ?
— Tu dois m’aider, reprit-il. Je n’ai pas besoin d’être ton maître. J’ai besoin de toi ! Besoin que tu témoignes, que tu comprennes. C’est trop extraordinaire, que tu sois venu à la vie pour voir assassiner Esther et pour tuer ces trois hommes. Tu m’as bien dit que tu les avais tués ?
— Tu aimais Esther, non ?
— Oui, beaucoup. Mais Esther n’avait pas de vision. Rachel n’en a pas non plus. C’est pourquoi tu es venu. C’est pourquoi tu as été envoyé à notre peuple. Tu étais destiné à apparaître devant moi dans toute ta gloire. Tu es le témoin. Tu es « Celui qui comprendra tout ».
Ses paroles m’intriguaient. Projet, dessein, vision.
— De quoi dois-je être le témoin ? demandai-je. Tu as ton Église. Que vient y faire Esther ?
Il réfléchit longuement, puis déclara avec une innocente candeur :
— Évidemment. Tu m’étais destiné. Je ne m’étonne pas que tu aies tué les autres ! Il rit. Azriel, tu es digne de moi, ne le vois-tu pas ? C’est ce qu’il y a de suprêmement beau : tu es digne de moi, de mon temps, de mon éclat, de mes efforts. Nous sommes égaux. Tu es un prince des esprits.
Il tendit la main pour toucher mes cheveux.
— Je n’en suis pas si sûr.
— Un prince, j’en suis sûr. Et tu m’as été envoyé. Ces vieillards te gardaient, puis te passaient aux générations suivantes, pour moi.
Il paraissait ému aux larmes par ses propres sentiments. Il avait le visage tendre, radieux, confiant.
— Tu as la fierté et l’esprit de décision d’un roi, Gregory.
— Bien sûr. Que te dit le maître, d’habitude ? Que te rappelles-tu ?
— Rien, répliquai-je avec aplomb. Un mensonge de mon propre chef. Je ne serais pas avec toi, si je le pouvais. Je reste pour tenter de me souvenir et de savoir. Je devrais te tuer comme ton précieux Alexandre, lorsqu’il trancha le nœud gordien.
— Non, c’est impossible. Cela n’est pas prévu ainsi. Si Dieu voulait que je meure, n’importe qui pourrait s’en charger. Tu ne conçois pas l’ampleur de mes rêves. Alexandre aurait compris.
— Je ne t’appartiens pas, insistai-je. Cela, je le sais. Oui, je veux connaître l’ampleur de tes rêves. Car je ne veux pas te tuer sans avoir compris pourquoi tu as fait assassiner Esther. Mais je ne suis pas à toi. Je ne te suis pas destiné.
Quelque part dans la maison, la mère pleurait à nouveau. Je suis sûr de l’avoir entendue. Je tournai la tête.
— Fais ce que je te dis, dit-il en crispant sa main sur mon bras.
Je me dégageai, lui faisant un peu mal.
C’était une curieuse sensation, d’être aussi fort, et de ne pas savoir si les anciens tours marcheraient encore. Pourtant, je venais juste de me transformer en Esther. J’étais tenté…
Non, ce n’était pas le moment.
Je fixai les ossements, puis tendis la main et les recouvris du fragile couvercle. Les caractères sumériens étaient là, pour que je les lise.
— Pourquoi as-tu fait cela ? voulut-il savoir.
— Je n’aime pas la vue des os.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont à moi. Je le dévisageai. Quelqu’un m’a tué. Contre ma volonté. Je ne t’aime pas non plus. Pourquoi te croirais-je, quand tu dis que je suis digne de toi ? Quel est ton dessein ? Où est ton épée ?
Je transpirais. Mon cœur battait fort. (Je n’avais pas vraiment un cœur, cependant j’avais l’impression qu’il battait très fort.) Je me débarrassai de mon manteau, admirant au passage ma propre habileté.
— Qui a confectionné ces vêtements pour toi, Azriel ? demanda-t-il avec autorité. Ont-ils été fabriqués par des anges invisibles, sur des machines invisibles ?
Il rit, comme si l’idée était bouffonne.
— Tu ferais mieux de trouver des choses intelligentes à dire. Je ne te tuerai peut-être pas, mais je pourrais fort bien te quitter.
— Tu ne peux pas ! Tu sais que tu ne peux pas !
Je lui tournai le dos. Voyons un peu ce que je peux faire d’autre.
Je regardai les murs, le plafond, la soie pêche des tentures, et le grand arbre de vie qui resplendissait sur le tapis. Je m’approchai de la fenêtre, et l’air m’ébouriffa les cheveux. Je sentis la fraîcheur me caresser la peau.
Lentement, je fermai les yeux. Je m’habillai, concevant une robe de soie rouge, avec une large ceinture et des chaussures ornées de pierreries. Je pris sa nuance de rouge, m’y enveloppai, et fis venir l’or pour les manches, l’ourlet, et les chaussures. J’étais maintenant vêtu de son rouge violent. Peut-être qu’ici le rouge était la couleur du deuil maternel.
Je l’entendis soupirer. J’entendis le choc en lui. Je vis mon image dans les miroirs : un grand jeune homme de haute taille, brun, en longue tunique rouge chaldéenne. Pas de barbe, non, pas de poils sur le visage. J’aimais les visages glabres. Mais ce costume ne me convenait pas : trop antique, j’avais besoin de liberté.
Je me retournai.
À nouveau, je fermai les yeux. J’imaginai un manteau de même coupe que le sien, de ce rouge éclatant mais en lainage très fin, avec des boutons en or, simples et parfaits. J’imaginai le pantalon ample et moelleux, et je dépouillai les chaussures de leurs broderies.
Sous le manteau, je rassemblai sur ma peau une chemise en soie beaucoup plus blanche que la sienne, avec des boutons également en or ; autour de mon cou, sur ma poitrine, sous les pans de ce manteau, je fis venir un double collier de pierres opaques choisies parmi celles que j’aimais le plus au monde : jaspe, lapis-lazuli, béryl, grenat, jade, ivoire. J’y ajoutai de l’ambre, jusqu’à sentir le poids du collier sur ma poitrine, puis je levai la main pour tâter les perles, et lorsque je détendis mes épaules, mon manteau se referma sur ce petit secret de vanité, sur ces perles anciennes. Mes chaussures, je les voulus identiques aux siennes, mais plus souples et doublées de soie.
Il fut ébranlé par ces simples gestes de magie. Je les avais trouvés plus faciles que jamais.
— Un homme de soie, articula-t-il en yiddish. Zadener yinger mantchik.
— Finirai-je en beauté ? demandai-je. En sortant d’ici ?
Il se ressaisit. Sa voix tremblait, pas d’humilité, mais de respect.
— Tu auras le temps de me montrer tous tes tours mais pour l’instant, écoute-moi.
— Tu t’intéresses plus à tes desseins qu’à me voir disparaître ?
— Alexandre s’intéresserait également davantage à ses propres desseins, non ? Tout est prêt, tout est en place, et voilà que tu arrives, telle la main droite de Dieu.
— Pas si vite. Quel Dieu ?
— Ah, tu méprises tes origines et tout le mal que tu as fait, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors, tu devrais faire bon accueil au monde que je dépose entre tes mains. Oh, je comprends mieux, à présent. Tu es ici pour enseigner après les Jours derniers.
— Quels Jours derniers ? Quand diable les mortels vont-ils enfin se taire, avec leurs Jours derniers ! Sais-tu depuis combien de siècles les hommes radotent à ce sujet ?
— Je connais les dates précises des Jours derniers, répondit-il calmement. Je les ai choisis. Je ne vois aucune raison d’attendre davantage pour te révéler le dessein dans son entier. Tu t’écartes de moi, tu te moques, mais tu apprendras. Tu es un esprit qui apprend, non ?
Un esprit qui apprend.
— Oui.
Le concept me plaisait.
Je guettai un bruit de pas dans le couloir. J’entendis la voix de la mère, basse et insistante, et je fus contrarié de l’entendre encore pleurer.
Froidement, j’observai que la proximité de Gregory n’avait aucune incidence sur moi. J’étais toujours aussi fort et tout à fait indépendant de lui. Sous ses yeux, je couvris mes mains de bagues en or et de pierres précieuses : émeraudes, diamants, perles, rubis.
Les miroirs étaient emplis de nos reflets. J’aurais dû attacher mes cheveux avec un cordon de cuir, mais je m’en moquais, à ce moment-là. Je me tâtai le visage, pour m’assurer qu’il était aussi lisse que le sien, car en dépit de mon attachement à la longue barbe, je préférais cette peau nue.
Il parcourut un cercle complet autour de moi, en silence, comme s’il avait ainsi pu m’emprisonner.
J’interrogeai ma mémoire : avais-je déjà vu un maître plus excité que lui, plus orgueilleux, plus assoiffé de gloire ? Je vis des hordes de visages. J’entendis des chants. Je vis de l’extase. Mais il s’agissait là de foules immenses, et c’était un mensonge. Et mon dieu avait pleuré.
Je ne pouvais pas le tuer, pas encore : je désirais savoir ce qu’il avait à enseigner. Cependant, je devais m’assurer des limites de sa puissance. S’il allait me commander comme l’avait fait le rebbe ?
Je m’écartai de lui.
— Tu me crains, soudain ? demanda-t-il. Pourquoi ?
— Je ne te crains pas. Jamais je n’ai servi un roi, ni comme esprit ni sous aucune forme. Je les ai vus. J’ai vu Alexandre mourant…
— Tu l’as vu ?
— J’étais à Babylone, et je suis passé devant lui avec ses hommes, costumé comme l’un d’eux. Il levait inlassablement la main gauche. Ses yeux étaient résignés à la mort. Je ne pense pas qu’il ait encore eu de grands rêves, et c’est peut-être la raison de sa mort. Mais tu es plein de rêves. Tu resplendis comme Alexandre, mais je te combats tout de même… je pense que je pourrais t’aimer.
Je m’assis et restai immobile sur un coussin de velours, à réfléchir, les coudes sur les genoux. Il se planta devant moi, laissant un large espace entre nous, peut-être dix pas, puis il croisa les bras. Assume.
— Tu m’aimes déjà, dit-il. Presque tout le monde m’aime au premier regard. Même mon grand-père.
— Tu crois ? Figure-toi qu’il savait que j’étais là, quand il t’a vendu les ossements. Il me voyait.
Cette révélation le réduisit à un silence total. Il secoua la tête, s’apprêta à parler, et renonça.
— J’étais dans la pièce, bien visible, quand il m’a vu de ses méchants petits yeux bleus. C’est alors qu’il a bien voulu te révéler ce que tu voulais sur le Serviteur des Ossements, et me vendre à toi.
Le coup l’atteignit de plein fouet. Je crus qu’il allait pleurer. Il se détourna et fit quelques pas.
— Il t’a vu… murmura-t-il. Il savait que l’esprit pouvait être appelé de ses ossements, et il m’a donné les ossements.
— Il savait que l’esprit était là, dans cette pièce, et il t’a vendu les ossements dans l’espoir que je partirais avec eux. Oui, il t’a fait cela. Je sais, c’est une souffrance presque intolérable, de comprendre qu’il pouvait te jouer un tel tour. Qu’un mortel fasse du mal à un autre mortel, c’est une chose. Mais qu’un zaddik voie un démon capable de te détruire et te le transmette…
— Bon, tu as gagné, dit-il amèrement. Ainsi, il me méprise. À douze ans je l’assaillais de questions, à treize ans, ayant quitté la maison, j’étais mort et enterré pour lui. Il frissonna. Il t’a vu, et il m’a transmis les ossements.
— C’est exact.
Il se calma avec une rapidité étonnante. Son visage reprit une expression de confiance et il réfléchit, écartant sans difficulté la haine et la souffrance.
— Peux-tu m’indiquer quelques simples faits ? demanda-t-il d’une voix devenue grave. Il rayonnait de plaisir. Quand m’as-tu vu pour la première fois ? Moi, ou quelqu’un lié à moi ? Raconte.
— Je te l’ai dit. J’ai pris vie avec Billy Joel, Hayden et Doby Eval alors qu’ils étaient en route pour tuer Esther. Ils lui ont planté leurs pics à glace dans le dos avant que j’aie eu le temps de comprendre. Je les ai poursuivis. Je les ai tués. Elle m’a vu en mourant, et elle a prononcé mon nom. Son âme est montée aussitôt dans la lumière. Ensuite je t’ai vu chez le rebbe, non, je t’ai vu approcher, quand tu es descendu de voiture, avec tes gardes du corps. Je t’ai suivi dans la pièce. Le lendemain soir, j’ai fait pareil. Et voilà. Je t’ai expliqué le reste. Je suis devenu visible pour le vieux rebbe, fait de chair comme maintenant, et il a conclu son marché.
— Tu as parlé avec lui ? demanda-t-il en se détournant comme s’il ne pouvait combattre la souffrance.
— Il m’a maudit, et m’a affirmé qu’il n’accepterait aucun contact avec un démon. Il ne voulait pas m’aider, ni avoir pitié de moi, ni répondre à mes questions. Il ne voulait pas me reconnaître !
Je laissai de côté le fait que le vieil homme m’avait fait disparaître la première fois, et que la seconde fois j’étais parti de mon propre chef.
Son visage changea alors, en profondeur. Son expression se dépouilla de quelque chose. Pas de l’humour, ni de la jubilation, ni de la force, ni du courage. Quelque chose d’impitoyable était à l’œuvre en lui, qui me fit penser à mes propres doigts lorsqu’ils s’étaient resserrés sur le manche en bois de ce pic, et que je l’avais plongé dans le ventre de Billy Joël.
Il se détourna de moi et fit quelques pas. Je guettais ; je sentais mon sang couler dans mes veines. Je sentis la chair de mon visage se contracter tandis que je souriais en secret, pour aider mes pensées.
Tout cela n’est qu’illusion, Jonathan, mais les détails témoignaient d’une très bonne illusion ! Aussi réussie que celle qui me permet d’être là, assis devant vous. Il faut beaucoup de force pour y parvenir, comme vous savez. Je m’étais habitué à la contrôler quand je suis venu vous voir, Jonathan ; mais pas à cette époque dont je vous parle.
Oui, je suis indépendant de lui, songeai-je. Mais que faire des ossements ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Était-il possible que je lui sois destiné ? Très vite, Gregory allait comprendre que même si le zaddik m’avait vu et m’avait transmis à lui, cela ne contredisait pas sa propre théorie, selon laquelle je lui étais destiné.
— Bien, dit-il, répondant à mes pensées. Il n’était qu’un instrument. Il ne savait pas que c’était pour moi qu’il gardait les ossements. Mais les paroles d’Esther ont créé le lien. Esther m’a offert ce lien en mourant ; elle m’a envoyé chercher les ossements et te reprendre à ce vieillard. Tu m’es destiné, et tu es digne de moi.
Il allait et venait en se caressant le menton.
— La mort d’Esther était inévitable, nécessaire. Je ne m’en rendais pas compte moi-même. Elle était l’agneau. Elle t’a amené à moi. Il me revient de te révéler ta vraie destinée.
— Peut-être as-tu raison, quand tu affirmes que je suis digne de toi. Peut-être es-tu digne de moi ? Tu es si surprenant. Je m’interroge. Je me tus un instant, avant de poursuivre : Ces maîtres, peut-être n’étaient-ils pas dignes de moi.
— Ils ne pouvaient pas l’être, approuva-t-il. Je le suis. Je suis le maître, mais seulement dans la mesure où je suis ta destination, ta…
— Responsabilité ? suggérai-je.
— Oui, peut-être est-ce le mot exact.
— C’est pourquoi je ne te tue pas maintenant, même si tu sanctifies le meurtre de cette pauvre fille avec des discours fumeux.
— Ce sont des faits. Elle t’a conduit à moi, par l’intermédiaire de mon grand-père. Elle t’a conduit à moi, et moi à toi ! Cela signifie que le dessein se réalisera. Elle aura été martyre, sacrifice et oracle.
— C’est Dieu qui dirige tout cela ? demandai-je d’un ton sarcastique.
— Je dirigerai suivant la volonté de Dieu. Qui peut faire mieux ?
— Tu voudrais bien me séduire pour que je t’aime, n’est-ce pas ? Tu es tellement habitué à l’amour ! L’amour des gens qui t’ouvrent la porte, qui te versent à boire, qui conduisent ta voiture…
— J’en ai besoin, murmura-t-il. J’ai besoin de l’amour et de la reconnaissance de millions de gens. J’aime quand la caméra me fait resplendir. J’aime voir croître mon dessein grandiose.
— Peut-être n’en profiteras-tu pas longtemps, en ce qui me concerne. Avant d’avoir vu mourir Esther, j’étais déjà très fatigué d’être un fantôme et de servir des maîtres. Je ne vois aucune raison d’obéir aux instructions écrites sur le coffret !
Encore la colère. La chaleur.
Je contemplai le coffret. Je repassai mes derniers mots dans ma tête. Avais-je vraiment dit une chose aussi hardie ? Oui, et c’était la vérité ; sans malédiction ni supplication pour personne.
Silence. S’il prononça des paroles, elles m’échappèrent. J’entendis quelque chose, un cri de souffrance. Ou pire. Qu’y a-t-il de pire que la souffrance ? La panique ? J’entendis un cri entre l’ultime agonie et la folie. Un hurlement ténu, entre lumière et obscurité.
— Tu as assisté à ton propre meurtre ? me demanda-t-il. Azriel, peut-être vas-tu en percevoir la raison.
J’entendais le feu sous le chaudron. Je sentais les potions versées dans l’or bouillant !
Je ne pouvais pas répondre. Je savais que je l’avais vu, mais le traduire, le penser, c’était trop comprendre et trop me rappeler. Je ne pouvais pas. Je me rappelais avoir tenté de me remémorer mon passé d’innombrables fois, en vain.
— Écoute, misérable créature ! m’écriai-je, furieux. Je suis ici depuis toujours. Je dors. Je rêve. Je me réveille. Mais je ne me rappelle pas. Peut-être ai-je été assassiné. Peut-être ne suis-je jamais né. Je suis éternel et fatigué, fatigué à mourir de cette demi-mort ! Je suis malade de tout ce qui n’est pas absolu !
J’avais le visage enflammé et les yeux mouillés.
— Oh, Esther, qui étais-tu, ma chérie ? demandai-je à voix haute. Que voulais-tu de moi ?
Il se taisait, fasciné.
— Tu n’interroges pas la bonne personne, dit-il. Et tu le sais. Elle ne souhaite pas être vengée. Comment puis-je te convaincre que tu m’étais destiné ?
— Dis-moi ce que tu me veux. Dois-je assister à quelque chose ? Quoi ? Un autre meurtre ?
— Oui, commençons. Il faut que tu m’accompagnes dans mon bureau secret. Que tu voies toi-même les plans. Tout.
— Et j’oublierai sa mort, j’oublierai mon projet de vengeance ?
— Non, tu comprendras pourquoi elle est morte. Pour les grands empires, quelqu’un doit mourir.
Je ressentis une douleur aiguë dans la poitrine. Je me pliai en avant.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Quel bien cela pourrait-il te procurer, de venger la mort d’une fille ? Si tu es un ange vengeur, pourquoi ne vas-tu pas dans les rues ? Des gens meurent en ce moment même. Tu peux les venger. Sors des pages d’une bande dessinée ! Tue les méchants. Vas-y. Jusqu’à ce que tu t’en lasses.
— Tu es un homme intrépide.
— Toi, un esprit tenace.
Nous nous défiions du regard.
Il fut le premier à rompre le silence.
— Oui, tu es fort, mais tu es également stupide.
— Répète…
— Stupide. Tu sais et tu ne sais pas. Et tu sais que j’ai raison. Tu recueilles tes connaissances dans l’air. Elles s’offrent trop vite à toi. Tu confonds tout. Tu aspires à la clarté, mais tu redoutes d’avoir besoin de moi. Gregory t’est nécessaire. Tu ne voudrais pas me tuer ou me désobéir.
Il se rapprocha, les yeux dilatés.
— Sache d’abord une chose, avant d’en apprendre davantage, poursuivit-il. J’ai tout ce qu’un homme peut désirer. Je suis riche à ne plus savoir compter. J’ai inventé le Temple de l’Esprit de Dieu, intégralement et pour le monde entier. J’ai des millions de disciples. Ce que je veux, je le veux vraiment ! Ce n’est pas un désir, un besoin, une envie ! C’est ma volonté, moi qui possède tout.
Il me mesura du regard.
— Es-tu digne de moi ? Fais-tu partie de ce que je veux et que j’aurai ? Ou devrai-je te détruire ? Tu ne crois pas que j’en aie le pouvoir ? Attends que j’essaie. D’autres se sont débarrassés de toi. Je pourrais en faire autant. Qu’es-tu pour moi, quand je veux le monde entier ? Rien !
— Je ne te servirai pas. Je ne resterai même pas avec toi.
Je commençais à l’aimer ; pourtant, il y avait en lui quelque chose de profondément horrible, de farouchement destructeur, que je n’avais jamais rencontré chez un humain.
Je lui tournai le dos. Je n’avais pas à comprendre la haine que j’éprouvais, ni la rage. Il me faisait horreur, et cela suffisait. Je ne raisonnais plus, je ne ressentais que de la souffrance, et de la colère.
Je m’approchai du coffret, soulevai le couvercle, et contemplai le crâne en or qui avait été moi et qui me contenait encore, en quelque sorte, comme le flacon renferme son liquide. Je pris le coffret dans mes bras.
Il se précipita vers moi, mais, avant qu’il ait pu m’arrêter, j’étais arrivé devant la cheminée de marbre. Je lâchai le coffret et son couvercle mal ajusté sur le bûcher. Je regardai le bois entassé glisser et basculer sous le poids. Le couvercle tomba sur le côté.
Il se tenait près de moi, m’observant. Puis il regarda la cheminée.
— Tu n’oseras pas le brûler, déclara-t-il.
— Je le ferais si j’avais une flamme. Mais je risquerais de blesser cette femme, qui ne le mérite pas…
— Peu importe, cher maladroit.
Mon cœur battait. Des bougies. Il n’y avait pas de bougies allumées dans cette pièce.
J’entendis un craquement. Je vis la lumière. Il tenait un minuscule bâtonnet enflammé, une allumette.
— Tiens, si tu es tellement sûr.
Je pris le bâtonnet. Je nichai la flamme entre mes doigts.
— C’est si joli, dis-je. Et si chaud. Je le sens…
— Elle va s’éteindre, si tu ne te presses pas. Allume le feu. Embrase le papier froissé. Le feu est préparé. Ce sont les domestiques qui le font. Il est prêt à rugir dans la cheminée. Vas-y. Brûle les os.
— Tu vois, Gregory. Je ne peux pas m’empêcher de le faire.
Je me penchai, approchai la flamme mourante et aussitôt le papier bordé de flammes se mit à danser, projetant des petits morceaux enflammés. Le petit bois s’embrasa dans un grand craquement, et la violence de la chaleur m’atteignit. Les flammes enveloppèrent le coffret. Elles noircirent j’or. Dieu ! quel spectacle ! L’étoffe à l’intérieur s’enflamma. Le couvercle commença à se recroqueviller.
Je ne pouvais pas voir mes propres os dans les flammes.
— Non ! hurla-t-il. Non !
Il se précipita, le souffle court, et tira le coffret et le couvercle sur le sol. Il avait les doigts brûlés.
Il se tenait à cheval sur le coffret, debout, et se léchait les doigts. Le squelette s’était répandu par terre. Les os fumaient, luisaient, mais n’avaient pas brûlé. Le couvercle était calciné.
Il se laissa tomber à genoux et, tirant un mouchoir blanc de sa poche, il écarta les braises les plus infimes. Il grondait à mi-voix, dans sa rage et sa contrariété. Le couvercle était noirci, mais on pouvait encore lire l’inscription sumérienne.
Mes os gisaient parmi les cendres.
— Maudit esprit ! dit-il.
Il était dans une très violente colère. Une rage intérieure, pire que celle du rebbe. Il me foudroya du regard, puis jeta un coup d’œil au coffret pour s’assurer qu’il ne brûlait pas.
— C’est une odeur de goudron, observai-je.
— Je sais ce que c’est, rétorqua-t-il. Je sais d’où ça vient, et je sais comment on l’utilisait. Sa voix tremblait. Alors, tu t’es prouvé à toi-même que ça t’est bien égal que les os soient brûlés.
Il se releva et épousseta son pantalon. Le sol était souillé de cendres. Le feu dans la cheminée continuait à brûler, se consumant sans but, gâché.
— Laisse-moi les jeter dans le feu, dis-je.
Je me penchai vers le crâne.
— Assez, Azriel ! Tu me fais du tort ! N’agis pas si vite ! Non !
Je m’arrêtai. Il n’en fallait pas plus : j’avais peur, ou bien le moment était passé. Cinq minutes après la bataille, peut-on encore tailler un homme en deux avec une épée ? Le vent souffle. Tu es là, debout. Il gît parmi les morts, mais il est rivant et il ouvre les yeux pour murmurer quelque chose, te croyant son ami. Peux-tu le tuer ?
— Oh, mais si nous le réduisons en cendres, nous saurons, dis-je. Et je voudrais savoir. J’ai peur, mais je veux savoir. Tu sais ce que je soupçonne ?
— Oui. Que, cette fois, les os n’ont pas d’importance !
Je ne répondis rien.
— Même, continua-t-il, si on les réduisait en poudre.
Je ne répondis toujours rien.
— Les ossements ont terminé leur voyage, mon ami, dit-il. Les ossements me sont parvenus ! L’heure est venue, pour moi et pour toi. Voilà ce qui est écrit. Si nous brûlions les os, et que tu sois encore là, solide, beau et fort – impertinent et sarcastique, mais toujours ici, capable de respirer, de voir, de te draper dans le velours – cela te livrerait-il à moi ? Reconnaîtrais-tu ta destinée ?
Je ne voulais pas en prendre le risque. Je ne voulais pas penser au tourbillon des morts errants. Les mots gravés sur le coffret me revinrent, et je frémis de terreur à l’idée d’être informe, impuissant, errant, de me heurter aux esprits répandus partout. Je ne fis rien.
Il se mit à genoux, ramassa le coffret et le couvercle, puis se releva. Il alla poser délicatement le coffret sur la table, puis le recouvrit du couvercle tordu. Il s’assit ensuite par terre, adossé à la table, jambes étendues, mais l’air solennel dans ses vêtements cousus et boutonnés.
Il leva les yeux, et je vis ses dents luire. Je crois qu’il se mordait les lèvres jusqu’au sang.
Il se leva et se jeta sur moi, rapide comme un danseur. Il trébucha, mais me saisit néanmoins au cou, de ses deux mains. Je sentis la force de ses pouces sur ma chair. Furieux, je me dégageai brutalement. Il me gifla à plusieurs reprises, et m’enfonça son genou dans l’abdomen. Il savait se battre. Il connaissait la façon orientale de se battre en dansant.
Je reculai pour esquiver les coups, stupéfié par sa grâce, et la manière dont il prit son élan pour me lancer un coup de pied dans la figure, m’envoyant tituber de plusieurs pas en arrière.
Ensuite vint le pire de ses coups, coude levé et main rigide, pour frapper par-derrière, d’un mouvement tournant.
Je lui saisis le bras et le tordis, l’obligeant à mettre un genou à terre, le visage déformé par la rage. Je le poussai à la renverse sur le tapis, et l’y maintins sous mon pied.
— Tu n’es pas de taille à m’affronter, déclarai-je.
Puis j’ôtai mon pied et lui tendis la main.
Il se releva sans me quitter des yeux. Pas un seul instant il ne s’était oublié lui-même. Même dans ces tentatives ratées, il gardait sa dignité et son ardent désir de se battre et de gagner.
— Très bien, dit-il. Tu as fait tes preuves. Tu n’es pas un homme, mais tu es mieux qu’un homme, plus fort. Ton âme est aussi complexe que la mienne. Tu veux faire le bien, quoique ton idée du bien soit absurde.
— Chacun a son absurde idée du bien, répondisse doucement.
J’étais maté. Je doutais de tout en cet instant, sinon que j’y prenais grand plaisir, et que ce plaisir semblait un péché. Que je puisse respirer semblait un péché. Mais pourquoi ? Qu’avais-je fait ? Je décidai de ne plus fouiller ma mémoire. Je repoussai les images, celles que je vous ai décrites, le visage de Samuel, le chaudron bouillant… tout. Je décidai simplement : En voilà assez, Azriel !
Là, debout dans cette pièce, je fis vœu de résoudre ce mystère sur-le-champ, sans regarder en arrière.
— Tu es flatté de m’avoir entendu dire que tu avais une âme, n’est-ce pas ? dit-il. Ou bien es-tu simplement soulagé que je le reconnaisse ? Que je ne te considère pas comme un démon, contrairement à mon grand-père. Car il t’a banni de sa vue, comme si tu n’avais pas d’âme, n’est-ce pas ?
J’étais suffoqué par la surprise, et par l’ardent désir d’avoir une âme, d’être bon, de gravir l’Échelle du Paradis. La finalité de la vie est d’aimer et de mieux connaître la beauté et la complexité de toute chose.
Il s’assit sur le coussin en velours, essoufflé. Je ne l’étais pas du tout.
J’avais de nouveau trop chaud et j’étais légèrement humide, mais je n’étais pas trempé de sueur. Bien sûr, ce que je lui avais dit était en partie mensonger : je ne voulais pas sombrer dans l’obscurité du néant. Une âme ! Penser que je pouvais avoir une âme, qui pourrait être sauvée…
Mais il n’était pas question que je le serve ! Il me fallait absolument connaître son dessein. Comment envisageait-il de gagner le monde, quand les armées se battaient partout ? Parlait-il du monde spirituel ?
Des voix retentissaient dans le corridor. Je distinguais celle de la mère, mais il les ignora. Il se contenta de me regarder avec émerveillement, et de réfléchir à mes propos.
Il rayonnait de curiosité.
— Tu vois, cela me séduit, dis-je. Le marbre, le tapis, la brise qui entre par les fenêtres. Être vivant : le grand appât.
— Oui, et il y a aussi moi, à connaître et à aimer. Je te séduis.
— Oui. Quelque chose me dit que la vie m’a séduit dans le passé, me poussant à servir des hommes mauvais et d’autres dont je n’ai plus souvenir. Je suis chaque fois séduit par la vie et par la chair. Pourtant, quand vient le moment où s’ouvre la Porte du Paradis, je ne peux pas y entrer. Mes maîtres peuvent y entrer. Leurs filles aussi. Esther peut y entrer. Mais pas moi.
Il prit une profonde inspiration.
— Tu as vu la Porte du Paradis ?
— Aussi sûrement que tu as vu un fantôme apparaître devant toi.
— Moi aussi, j’ai vu la Porte du Paradis. J’ai vu le Paradis ici même, sur la terre. Reste avec moi, et je te jure que lorsque la porte s’ouvrira, je te ferai entrer avec moi. Tu l’auras mérité.
Les voix prenaient de l’ampleur dans le corridor. Mais je le regardais, m’efforçant de répondre à ce qu’il avait dit. Il paraissait aussi résolu, aussi éloigné de tout conflit, aussi courageux qu’avant notre lutte.
Les voix devenaient trop fortes pour être ignorées. La femme était en colère. Les autres lui parlaient comme à une enfant retardée.
Je baissai les yeux vers le coffret. J’aurais pu pleurer. Il me tenait. Le monde me tenait. Tout au moins aussi longtemps que je le permettrais.
Il se rapprocha de moi. Je me retournai, le laissant venir. Entre nous s’établissait une tendresse. Un silence soudain. Je le regardai dans les yeux ; j’y vis des cercles noirs. Ne voyait-il aussi que noirceur dans les miens ?
— Le corps que tu as, tu le veux, déclara-t-il. Avec sa puissance. Tu étais destiné à le posséder et à m’appartenir. À partir de maintenant et à jamais, je te respecterai. Tu n’es pas mon serviteur. Tu es Azriel.
Il me saisit le bras, puis leva la main et la posa sur mon visage. Je sentis son baiser, chaud et doux sur ma peau. Je me tournai et posai un instant ma bouche sur la sienne, puis je m’écartai. Son visage flamboyait d’amour pour moi. Éprouvais-je la même chaleur envers lui ?
Il se fit un grand bruit derrière les portes.
Il ébaucha un geste dans ma direction, comme pour dire : patience. Je suppose qu’il serait allé ouvrir la porte, mais elle s’ouvrit, et la femme apparut, la mère aux cheveux noir et argent que j’avais vue, vêtue de soie rouge.
Elle était malade, mais elle s’était apprêtée et habillée avec soin ; elle s’avança d’un air imposant. Humide et pâle, tremblante, elle portait un paquet, un sac trop lourd pour elle.
— Aidez-moi ! s’écria-t-elle.
Elle s’adressait à moi ! Me regardait ! Et elle s’approcha de moi, lui tournant le dos. Elle était vêtue de lainage gris, et la seule soie qu’elle portait était nouée autour de son cou ; ses chaussures étaient élégantes, avec des talons hauts et de délicates lanières en travers de ses pieds cambrés, si fins. Il émanait d’elle un riche parfum de produits chimiques inconnus de moi, de décomposition et de mort qui cherchait à lui étouffer le cœur et le cerveau avec ses filaments, et à l’endormir à jamais.
— Aidez-moi à sortir d’ici !
Elle me saisit la main, tiède et moite, aussi séduisante que lui.
— Rachel, dit Gregory, se mordant la langue. C’est le médicament qui te fait parler ainsi. Sa voix se durcit. Retourne te coucher.
Des infirmières l’avaient suivie dans la pièce, ainsi que des jeunes gens embarrassés, en petites vestes raides, serviles. Ils restaient tous là, effrayés, et suivant chaque geste de Gregory.
Elle m’entoura de son bras, m’implora.
— Aidez-moi, s’il vous plaît ! Juste pour sortir d’ici. Accompagnez-moi jusqu’à l’ascenseur, jusqu’à la rue. Elle s’efforçait de choisir ses mots pour me convaincre ; ils me paraissaient doux, ivres, accablés de malheur. Aidez-moi et je vous paierai, d’accord ? Je veux partir de chez moi ! Je ne suis pas prisonnière. Je ne veux pas mourir ici ! N’ai-je pas le droit de mourir à l’endroit de mon choix ?
— Ramenez-la, ordonna Gregory, furieux. Allez, sortez-la d’ici sans lui faire de mal.
— Mrs. Belkin, appela l’une des femmes. Les jeunes gens embarrassés se resserrèrent autour d’elle comme un troupeau obligé d’avancer ensemble ou de se disperser.
— Non ! cria-t-elle. Sa voix reprenait de la vigueur.
Comme ils se rapprochaient tous les quatre, elle me supplia.
— Il faut que vous m’aidiez. Peu m’importe qui vous êtes. Il me tue. Il m’empoisonne. Il hâte ma mort ! Empêchez-le ! Aidez-moi !
Les voix murmurantes et menteuses des femmes s’élevèrent pour couvrir la sienne.
— Elle est malade, dit l’une, éperdue de sincère détresse. Les autres firent un écho fatigué à chacune de ses paroles. Elle est tellement droguée qu’elle ne sait plus ce qu’elle fait.
Il y eut un brouhaha lorsque Gregory parla en même temps que les jeunes gens. Rachel Belkin hurla par-dessus toutes les voix, et l’infirmière tenta de s’exprimer encore plus fort.
Je me précipitai et repoussai l’une des femmes, qui tomba. Les autres restèrent paralysés, sauf Rachel, qui s’élança et me saisit la tête de sa main droite, comme pour m’obliger à la regarder.
Elle était malade et brûlante de fièvre. Elle n’était pas plus âgée que Gregory – cinquante-cinq ans au plus. Une femme élégante et vigoureuse.
Gregory jura.
— Bon Dieu, Rachel ! Azriel, recule. Il fit signe aux autres. Ramenez Mrs. Belkin dans son lit.
— Non, déclarai-je. J’en repoussai deux autres, qui reculèrent en chancelant. Non, dis-je. Je vais vous aider.
— Azriel ! dit-elle. Azriel !
Elle reconnaissait le nom.
— Au revoir, Gregory, annonçai-je. Nous verrons si je dois revenir auprès de toi et de tes ossements. Elle veut mourir sous un autre toit. C’est son droit. Je suis de son avis. Pour Esther, je dois le faire, comprends-tu. Adieu, jusqu’à ce que je revienne vers toi.
Gregory était consterné.
Les domestiques restaient impuissants.
Rachel Belkin lança son bras autour de moi, et je la maintins fermement dans l’étreinte de mon bras droit.
Elle semblait sur le point de s’effondrer, et elle se tordit une cheville sur le parquet ciré, poussant un cri de douleur. Je la soutins. Ses cheveux flottaient autour d’elle, brossés, brillants, l’argent aussi beau que le noir. Elle était fine et délicate, elle avait la beauté têtue d’un saule, ou de feuillages luisants et déchirés que les vagues auraient déposés sur la grève, minés et pourtant resplendissants.
Nous nous dirigeâmes rapidement vers la porte.
— Tu ne peux pas me faire ça.
Gregory grondait de rage. Je me retournai pour le voir balbutier en me foudroyant du regard, les poings serrés, ayant perdu toute grâce.
— Arrêtez-le, ordonna-t-il aux autres.
— Ne m’oblige pas à te faire du mal, Gregory. Ce serait un trop grand plaisir.
Il s’élança sur moi. Je manœuvrai de manière à pouvoir la soutenir tout en le frappant de la main gauche, un coup superbe qui l’étendit sur le dos, sa tête heurtant l’âtre.
L’espace d’une seconde, je le crus mort, mais non, il était juste étourdi, mais si violemment que tous les petits lâches se précipitèrent à son secours.
C’était le moment ou jamais. La femme le sentit aussi bien que moi, et nous sortîmes ensemble.
Courant presque dans le corridor, j’aperçus au loin les portes de bronze, mais sans ange, avec l’arbre de vie seulement, chargé de toutes ses branches, et qui se déchira au milieu lorsqu’elles s’ouvrirent.
Je ne sentais rien d’autre que la force qui m’habitait. J’aurais pu la porter d’un seul bras, mais elle marchait vite et droit, comme sous l’effet d’une obligation impérieuse, serrant contre elle ce sac en cuir, ce paquet.
Nous entrâmes dans l’ascenseur. Les portes se refermèrent, et elle s’effondra contre moi. Je lui pris le paquet et la soutins. Nous étions seuls dans l’habitacle qui descendait encore et encore, traversant le palais de part en part.
— Il est en train de me tuer, dit-elle. Elle était tout contre moi. Ses yeux vacillaient somptueusement. Sa chair était lisse et jeune. Il m’empoisonne. Je vous promets que vous serez content d’avoir fait cela pour moi.
Je la regardai, et je vis les yeux de sa fille, tellement grands, tellement extraordinaires, même encadrés par cette chair plus pâle, plus frêle. Comment pouvait-elle être aussi forte ? Visiblement, elle avait combattu son âge et sa maladie.
— Qui êtes-vous, Azriel ? demanda-t-elle. J’ai entendu ce nom. Je le connais. Je discernais de la confiance dans sa façon de prononcer mon nom. Dites-moi qui vous êtes ! Vite, je vous en prie.
Je la soutenais. Sans moi, elle serait tombée.
— Quand votre fille est morte, elle a dit quelque chose, vous l’a-t-on signalé ?
— Ah, Seigneur Dieu ! Azriel, le Serviteur des Ossements, murmura-t-elle avec amertume, les yeux pleins de larmes. C’est ce qu’elle a dit.
— Oui. Je suis Azriel, celui qu’elle a vu au moment de mourir. J’ai pleuré comme vous pleurez maintenant. Je l’ai vue et j’ai pleuré sur elle. Je n’ai rien pu pour elle. Mais je puis vous aider.